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Le hold-up planétaire

Extrait du chapitre V (pages 169 à 172)

 

D.N.: Face à ces enjeux, que devrait faire l'Europe?

RDC: Il semble urgent que l'Europe développe une politique active et indépendante dans le domaine de l'informatique et du traitement de l'information en général. Elle en a les moyens techniques, car n'oublions pas que l'on dispose en Europe de compétences comparables ou supérieures, dans beaucoup de domaines, à celles que l'on trouve outre-atlantique. Les laboratoires informatiques européens sont par exemple à l'avant garde dans le développement de ces méthodes formelles de vérification du logiciel qui ont permis de mener à bien tant de projets, dont le dernier en date est le deuxième lancement de la fusée Ariane 5.

Ce qui manque pour l'instant est une réelle volonté politique: elle pourrait par exemple se manifester avec la création d'une agence européenne pour le logiciel libre et les standards ouverts. Celle-ci pourrait être composée de scientifiques partageant l'ambition d'aider les efforts coopératifs des internautes en vue de construire une plate-forme ouverte de qualité pour des systèmes informatiques interopérables. À travers une telle agence, l'Union européenne pourrait donner un coup de pouce à tous ces développements coopératifs autour des logiciels libres et des standards ouverts. Une somme de quelques dizaines de millions de francs (ce qui est dérisoire à l'échelle des budgets européens) pourrait permettre d'achever rapidement des projets stratégiques comme l'interface GNUstep présentée plus haut [17] favoriser le développement d'une infrastructure pour l'échange d'informations à l'intérieur de la communauté, et servir à créer un réseau de haut niveau qui pourrait catalyser le déploiement d'une informatique moderne, libre, ouverte et dynamique.

Seul ce type d'initiative permettrait à l'Europe de mieux maîtriser ses industries de l'information, c'est-à-dire son destin, tout en favorisant le développement d'emplois à valeur ajoutée dans ces secteurs. Je suis saisi d'un véritable haut-le-cœur quand je vois Microsoft nous donner des leçons sur le thème: réprimez plus sévèrement le piratage de logiciels, c'est cela qui créera des emplois dans l'informatique [18] ! Depuis quand le développement de logiciels Microsoft - entièrement réalisé à Seattle - crée-t-il des véritables emplois en Europe ? Et avant de donner des leçons sur le piratage, il serait bien que Microsoft commence par rembourser les licences Windows qu'elle a imposées à tant d'utilisateurs qui n'en voulaient pas.

Le choix d'un système ouvert et libre peut au contraire supprimer la taxe sur l'information prélevée par Microsoft, rendre nos entreprises plus compétitives et favoriser l'emploi. Car ces centaines de millions de francs qui ne partent pas dans les poches de Microsoft ou de ses congénères pourraient être affectés à l'activité productive et financer des contrats de maintenance avec des entreprises locales de services informatiques, qui adapteraient les équipements aux besoins spécifiques de l'entreprise. Cela peut créer un véritable appel d'air, un espace de croissance et des emplois qualifiés pour des ingénieurs qui seront responsables de la qualité de leurs produits... et pas seulement pour des commerciaux qui essaient de vendre un produit sur lequel ils n'ont aucun contrôle, et dont les bénéfices partent vers Seattle.

Il faut d'ailleurs dire haut et fort qu'il n'existe pas de conflit d'intérêts entre l'Europe et les États-Unis à ce sujet: les enjeux d'une informatique ouverte, et le risque de voir un monopole privé étendre sa mainmise sur tous les maillons de la chaîne de l'information, sont les mêmes pour tous, indépendamment de la localisation géographique du siège du monopoliste. C'est bien un défi qui concerne l'humanité tout entière.

Malheureusement, à voir les signaux envoyés par la sphère politique, le sursaut ne viendra pas de là. La prise de conscience collective viendra plutôt des opinions publiques, de la communauté des internautes, des citoyens en général. De ces millions d'usagers de l'informatique qui ont jusqu'ici été marginalisés, manipulés et méprisés par Microsoft. Peut-être un jour en auront-ils assez d'être traités en vaches à lait et en cobayes, tout juste bons à se taire et à payer pour des logiciels bâclés. Et ce sera alors la révolte des serfs...

D.N.: Iriez-vous jusqu'à dire que notre passivité face à Microsoft relève, à notre insu, d'un véritable choix de société?

R.D.C.: Sans conteste. L'aventure de Linux, par exemple, résonne pour moi comme trois mots qui vous sont familiers: liberté, égalité fraternité. Celle de Microsoft, vous l'aurez compris, dessine une société plus proche à mes yeux du triptique servitude, opacité, féodalité... L'informatique et les ordinateurs nous donnent aujourd'hui la possibilité de révolutionner notre façon de vivre au quotidien.

Mais cette opportunité est un peu celle de l'auberge espagnole: on trouvera dans cette société de l'information ce qu'on y apporte. Si on continue de laisser Microsoft la construire, elle risque de ressembler à un cauchemar. C'est donc à nous de choisir si cette révolution doit aboutir à un Moyen Âge technologique obscur dominé par une poignée de seigneurs féodaux qui s'approprient l'écriture et tout moyen de transmission de l'information pour collecter des impôts chaque fois que l'on communique. Ou si l'on veut plutôt arriver à un monde ouvert et moderne, démocratique et décentralisé, où le flux libre de l'information nous permettra de tirer parti des énormes potentialités de la coopération sans barrières et du partage des connaissances.

©1998 Éditions Calmann-Lévy
Tous droits de reproduction, de traduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.
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[17] Voir http://www.NMR.EMBL-Heidelberg.DE/GNUstep/

[18] Voir http://www.microsoft.com/europe/roadahead/350.htm.

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