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Le hold-up planétaire

Extrait du chapitre III (pages 109 à 114)

 

D.N.: Ces pratiques sont certes brutales. Mais en quoi sont-elles répréhensibles? Ne constituent-elles pas, au fond, l'application sans états d'âme des règles de base du business : tuer la compétition, tant qu'elle est encore faible?

RDC: Les manœuvres de buy in et buy out ne sont probablement pas illégales, sauf quand il y a copie sauvage de propriété intellectuelle brevetée. Mais, pratiquées à cette échelle par un acteur si riche, elles représentent un risque pour la créativité de l'industrie. Or, seule l'innovation sans entraves est le garant du progrès. Surtout quand le censeur technologique universel a le niveau scientifique déplorable de Microsoft...

Regardez les conférences de développeurs pour Windows CE. On y assiste au spectacle désolant de serfs qui cherchent des miettes sur la table du seigneur. Ils se demandent tous, en substance: «« Qu'est-ce que je peux faire, moi, qui n'intéressera pas Microsoft tout de suite? » Dès que Microsoft dit, par exemple: il serait bon que la reconnaissance d'écriture soit intégrée à notre prochain système d'exploitation, plus personne ne se lance dans ce domaine. Même plus besoin, à ce niveau, de pratiquer le vaporware.

Désormais, les seules "bonnes" innovations sont donc celles qui servent les intérêts de Microsoft... Mais est-on sûr, pour parodier la phrase qui s'appliquait hier à General Motors, que ce qui est bon pour Microsoft soit bon pour la planète ? Larry Ellison, patron d'Oracle et ennemi juré de Bill Gates, décrit le phénomène comme « un combat Microsoft contre l'Humanité... et l'Humanité part perdante! ».

D.N.: L'acceptation de ces pratiques ne vient-elle pas du fait que la standardisation autour de la plate-forme « Wintel » est une véritable locomotive pour cette industrie ? Que des centaines de milliers d'entreprises vivent du marché du PC tenu par Microsoft ? Et donc, que tous les utilisateurs - qu'il s'agisse du grand public ou des professionnels - en profitent plus qu'ils n'en souffrent?

R.D.C.: Cet argument, souvent brandi par les défenseurs de Microsoft, est tout simplement ridicule. À chaque fois qu'on veut défendre un monopole, on dit qu'il vaut mieux un mauvais standard que pas de standard du tout. C'est une lecture très superficielle du phénomène : à mesure que l'hégémonie du détenteur du standard s'affirme, les inconvénients dépassent largement les éventuels avantages du début. Car l'entreprise en position de monopole est alors en mesure de s'asseoir sur la technologie, et de tuer l'innovation.

Le faux standard Microsoft - qui n'est que l'ubiquité d'une marque recouvrant des produits en réalité très différents - risque au contraire d'induire une évolution beaucoup plus lente de l'industrie que s'il n'y avait pas de standard du tout. Surtout: mieux vaut un vrai standard - qui doit, pour mériter ce nom, être ouvert, documenté et capable de garantir l'interopérabilité de différentes composantes - qu'un faux standard, fermé et modifié toutes les deux minutes au gré de l'intérêt de son propriétaire exclusif.

L'une des meilleures blagues qui court dans la Silicon Valley illustre bien mon propos: combien d'ingénieurs de Microsoft faut-il pour changer une ampoule ? Zéro : il suffit que Bill Gates décrète que l'obscurité est devenue un standard!

J'ai en tout cas bien du mal à avaler l'idée selon laquelle c'est le standard Wintel qui a permis l'explosion spectaculaire de l'innovation. N'oubliez pas qu'au milieu des années 80, les Amiga et autres Atari fournissaient des machines multimédia fort puissantes et très innovantes, alors que les utilisateurs de MS-DOS en étaient encore à taper « dir/w » face à des écrans alphanumériques. Et pensaient à cette époque que la seule relation existante entre une souris et un ordinateur, c'était le risque de voir la première ronger le câble d'alimentation du second.

À cette époque, la presse expliquait que le multimédia était un gadget futile, à éviter absolument dans une entreprise. Grâce à Microsoft, le multimédia décolle avec plus de dix ans de retard. Ne parlons pas non plus des puces Intel qui, avec leur déplorable mécanisme de segments couplé au non moins déplorable Microsoft Basic limité à 64 kilo-octets, ont obligé des millions d'utilisateurs pendant de longues années à n'utiliser qu'un dixième de la mémoire pour laquelle ils avaient déboursé des sommes assez conséquentes...

Non, le véritable facteur de l'explosion récente de cette industrie est bien évidemment l'énorme succès d'Internet et du Web, que Microsoft a longtemps ignorés. Des ouvrages comme Barbarians Led by Bill Gates, écrit par deux anciens programmeurs de chez Microsoft, le montrent bien [20].

Microsoft n'a rien à voir non plus avec la mise un place du standard ouvert du Web, qui a permis son évolution spectaculaire. Au contraire, ce sont ces mêmes standards du Web, complétés par l'interface conviviale procurée par les fureteurs, qui pourraient éventuellement permettre à qui le souhaite d'échapper à la « taxe Windows ». Tel serait par exemple le bénéfice d'une plate-forme universelle de type Java, puisque ce langage est suffisamment complet pour qu'un programme écrit en Java puisse tourner sur tout type de machine, avec tout système d'exploitation supportant la Java Virtual Machine.

C'est pour ça que Microsoft essaie à la fois de « microsoftiser » Java, ce qui lui vaut d'ailleurs un procès de Sun, et de mettre la main sur les standards d'Internet. Malheureusement, cette entreprise pourrait réussir, car ce qui fait la force d'Internet constitue aussi sa faiblesse: le réseau, qui fonctionne avec des standards ouverts, n'est pratiquement contrôlé par personne. Du coup, il n'y a pas un gros acteur, pas un poids lourd du secteur, qui puisse le défendre efficacement des appétits hégémoniques.

D.N.: Et les gouvernements?

R.D.C.: Les États ne semblent pas avoir compris les vrais enjeux de ces combats. Pire: ils ignorent apparemment qu'ils ont un important rôle à jouer dans l'avenir d'une technologie qui est porteuse de tant de promesses pour nous tous, mais aussi de tant de dangers si elle est dévoyée et mise au service d'intérêts particuliers. Je crois désormais que le sursaut ne peut venir que du grand public.

©1998 Éditions Calmann-Lévy
Tous droits de reproduction, de traduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.
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[20]  Jennifer Edstrom et Marlin Eller, Barbarians Led By Bill Gates, Henry Holt & Co, 1998.

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