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Le hold-up planétaire

Extrait du chapitre II (pages 77 à 82)

 

D.N.: Pourquoi la communauté des informaticiens qui, à vous entendre, pense tant de mal des produits Microsoft, ne s'est-elle pas exprimée plus tôt ?

R.D.C.: Les spécialistes qui ont les connaissances nécessaires pour déjouer tous ces pièges et mettre en évidence les erreurs, les dangers, les manipulations, sans risque d'être pris pour des concurrents jaloux, se sont tus trop longtemps. Et il est vrai que ce vide a été comblé par des pseudo-experts, surtout porteurs de désinformation. Je crois qu'il existe à cela une série d'explications, qui ne sont d'ailleurs pas toutes glorieuses... Tout d'abord, il faut comprendre que si un scientifique veut toucher le grand public, il devra accepter d'utiliser des médias qu'il ne respecte pas forcément, comme les revues de la presse informatique, dont le contenu s'apparente dans beaucoup de cas au publi-rédactionnel.

C'est une des raisons pour lesquelles un expert sérieux, hier comme aujourd'hui, n'est pas forcément désireux de signer un article dans ce type de publication, de peur que sa réputation ne soit entachée pour y avoir côtoyé des « marchands de tapis ». Malheureusement, cela a contribué à mettre en place un véritable cercle vicieux : dénuée de l'appui de ces experts qui la boudent et très dépendante de ses annonceurs publicitaires, la presse informatique est souvent réduite à devenir un écho peu crédible de la propagande des constructeurs. Ce qui accentue son côté mercantile, et la rend encore moins fréquentable. De plus, les pseudo-experts qui y ont fait leur nid n'ont pas forcément envie que cet état de chose change.

La situation est pourtant en train d'évoluer : les journalistes sérieux, soucieux de démythifier la propagande des industriels, commencent à prêter une oreille attentive aux scientifiques compétents. Et ces derniers sont peut-être plus enclins à s'exprimer, car les déboires juridiques de Microsoft aux États-Unis donnent l'espoir qu'un discours critique puisse aujourd'hui avoir une certaine influence.

Pour être tout à fait sincère, je pense également que la communauté des informaticiens se souciait peu de ce que Microsoft berne le grand public, pour lequel elle avait une certaine condescendance. Pas la peine d'expliquer la vérité à ces gens-là, se disent les chercheurs : si on ne rentre pas dans le détail, ils ne nous croiront pas ; et si on rentre dans les détails, ils ne nous comprendront pas. À l'inverse de ce qui se passe en physique ou en mathématiques, aucun grand informaticien n'a vraiment pris la peine de faire œuvre de pédagogie.

Enfin et surtout, jusque-là, la communauté scientifique arrivait à échapper complètement aux ordinateurs personnels et à Microsoft. Elle pouvait donc feindre la plus grande indifférence. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Parce que nous risquons de nous retrouver tous avec un PC sur notre bureau. Et surtout parce que Microsoft cherche maintenant à mettre la main sur Internet, qui est le moyen de communication et d'échange privilégié des chercheurs : « notre » réseau.

D.N.: La ligne de défense classique de Bill Gates est que ses produits sont plébiscités par les consommateurs. Si les logiciels Microsoft sont si mauvais, pourquoi ont-ils réussi à séduire la planète ?

R.D.C.: «D'abord parce que le marché n'est pas un système parfait. Dans le monde tel qu'il existe, les meilleurs produits gagnent rarement. Pourquoi ? Parce que fabriquer un excellent produit - a fortiori s'il s'agit d'un logiciel - demande énormément de temps et d'argent. Or, il existe dans tous les secteurs, et spécialement pour les biens technologiques, une prime au premier arrivant.

Il vaut donc mieux, commercialement, devancer ses concurrents et occuper un créneau avec un produit médiocre, que l'on améliore petit à petit. D'autant que l'industriel qui commercialise des produits robustes et de très grande qualité... aura du mal à convaincre ses clients qu'il faut en changer tous les ans ! On assiste donc, dans tous les secteurs, à la fabrication de produits moins pérennes, avec un cycle de fabrication plus court.

D'ailleurs, la qualité intrinsèque des produits est devenue un facteur de succès assez secondaire, par rapport à une série d'autres critères : le savoir-faire marketing, la puissance de distribution, et bien sûr la compatibilité avec les applications existantes.

Souvenez-vous de la défaite du magnétoscope Betamax de Sony, tué en quelques mois au début des années 80 par le VHS de la concurrence, pour lequel était disponible une librairie beaucoup plus abondante de films. Les gens n'achetaient évidemment pas un magnétoscope pour ses prouesses technologiques, mais pour visionner des cassettes.

De même, l'utilisateur ne se procure pas un système d'exploitation pour l'élégance de son architecture, mais pour y faire tourner un certain nombre d'applications utiles. La principale force de Windows, aujourd'hui, ce sont les dizaines de milliers d'éditeurs informatiques qui créent des applications compatibles.

On peut, à cet égard, parler « d'effet réseau » ou « d'effet domino ». À l'heure de l'informatique en réseau, les produits n'existent plus isolément. Pour que l'un d'entre eux soit utilisable, il faut qu'il puisse travailler correctement - c'est-à-dire être « interopérable » - avec d'autres produits informatiques. On touche ici à une caractéristique du monde informatique : la variété des tomates fraîches avec lesquelles vous cuisinez n'impose pas de les pulvériser dans un broyeur Moulinex plutôt qu'un autre... En revanche, un traitement de texte doit pouvoir fonctionner sur un système d'exploitation, qui lui-même doit pouvoir fonctionner sur la machine. Et il faut que ces textes soient transmissibles à quelqu'un d'autre, qui doit être capable de les lire.

Si bien que, en l'absence de standards ouverts, le choix d'un système de traitement de texte n'est pas aussi libre qu'on le croit. Si une entreprise veut mettre tous ses employés sur la même longueur d'onde, elle est presque contrainte de choisir le standard dominant. Tout est lié. Et l'éditeur de logiciels qui, comme Microsoft, contrôle le point central de la chaîne - le système d'exploitation - est naturellement en position d'influencer les décisions d'achat sur tout le reste. On verra comment l'éditeur de Seattle joue à fond de cet avantage, en poussant l'intégration de ses logiciels entre eux (voir chapitre 3).

L'autre facteur de propagation des produits Microsoft tient à la manière pyramidale dont les décisions sont prises dans les entreprises. À haut niveau, les patrons sont comme les hommes politiques : ils disposent de dix minutes, au mieux, pour chaque décision. Le plus souvent, ils ne connaissent pas la question et n'écoutent pas les techniciens de base qui, eux, savent. Ces P-DG disent en substance à leur directeur informatique : « Faites le bon choix ». Et ces derniers font le choix de Microsoft... essentiellement pour se couvrir. Parce que l'on ne peut pas être réprimandé pour avoir choisi l'éditeur qui équipe 90 p. 100 du marché. Mais cela ne veut pas dire que l'utilisateur de base a choisi Windows : il se l'est laissé imposer. Et puis, si cette solution ne donne pas satisfaction, ce n'est pas si grave : Microsoft explique que, de toute manière, il ne tardera pas à sortir une meilleure version du produit !

Ce mode de fonctionnement produit des décisions aberrantes. Le Johnson Space Center de l'Agence spatiale américaine (la NASA) a jeté des milliers de Macintosh à la poubelle... pour les remplacer par des PC Windows 95, dès juin 1995, un mois avant que ce logiciel ne soit sorti ! Le tout sans approbation formelle du Conseil de gestion des ressources informatiques [10].

Une histoire similaire s'est produite avec les logiciels Exchange et WindowsNT. Comme il s'agit d'argent public, le Congrès américain a ouvert une enquête. Cela dit, je pense qu'à mesure que le poste informatique des PME s'alourdit, il s'effectue une prise de conscience. Ces petites et moyennes entreprises ont besoin de terminaux robustes et stables, dédiés à certaines tâches, et dont le coût ne dépasse pas 5 000 ou 6 000 francs ; pas de PC Pentium II/Windows 98 à 10 000 ou 15 000 francs.

©1998 Éditions Calmann-Lévy
Tous droits de reproduction, de traduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.
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[10] Voir http://www.ghg.net/madmacs/Takeover.html.»

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