Logiciels libres - rôle et évolution

Bernard Lang (INRIA)

Les logiciels libres, quasi inconnus du public et de la plupart des professionnels il y a un an ou deux se posent maintenant en pricipaux concurrents des plus grands éditeurs de la planète. Le cas du serveur Web libre Apache (54% des parts de marché selon Netcraft) a pu sembler quelques temps une exception, mais la croissante actuelle de Linux dans le monde des serveurs d'entreprises (internet, intranet, serveur de fichier, d'imprimantes, etc.) qui était de 212% en 1998 pour atteindre 17.2% de ce marché professionnel (enquête IDC citée dans CNET News). Au delà d'une analyse technique de l'intérêt de chacun de ces logiciels pour l'entreprise, il convient de s'interroger sur les phénomènes plus globaux qui sont à la source de cet intérêt, et aussi à la source de la création de ces logiciels.

L'économie du logiciel est une économie de l'immateriel, caractérisée par des coûts marginaux de production et des coûts de distribution quasi nuls. De plus elle demande peu d'infrastructures matérielles, mais essentiellement de l'investissement humain de matière grise. Si l'on considère le secteur des logiciels à grande diffusion (pas nécessairement grand public), l'analyse montre qu'un ensemble convergent de facteurs (économies d'échelle, effets de réseau, contrôle des standards) conduisent inexorablement vers des situations de monopole, situations que l'on constate effectivement dans la réalité économique.

Par ailleurs, les logiciels développés commercialement obéissent généralement (avec quelques variantes) à un certain nombre de règles caractérisant ce que l'on appelle les logiciels propriétaires : non disponibilité du code source (ou limitation sévère de son usage), interdiction de reproduire et surtout de diffuser, avec ou sans modification. Ces contraintes s'ajoutant aux tendances monopolistiques, créent pour les entreprises, et pour le développement technologique une situation insupportable : réduction du progrès technologique (moins de concurrence, d'information sur l'état de l'art, de recherche, de diversité technologique), vulnérabilité du tissu informatique par manque de variété, forte dépendance des clients vis-à-vis du fournisseur unique (seul maître de l'information technique). Cette dépendance concerne non seulement les prix, mais les possibilités d'évolution et d'adaptation, et donc la maintenance et la pérennité du logiciel, et donc dans de nombreux cas, la stratégie managériale ou industrielle de l'entreprise cliente.

Parallèlement au développement de cette industrie propriétaire, s'est développé une industrie de logiciels dits libres, depuis le début des années 1980. Ces logiciels sont fournis avec leur code source et l'autorisation légale de les modifier et de les rediffuser avec ou sans modification. Initialement il s'agit d'initiatives individuelles ou de logiciels produits dans le cadre de financements du gouvernement américain (ex. recherches sur l'Internet). Au début des années 1990, ce mouvement s'amplifie, notamment grâce aux possibilité de travail coopératif réparti offertes par l'internet. Mais surtout l'on commence a voir apparaître des entreprises spécialisées dans le logiciel libre, qui annoncent de nouveaux modèles économiques. Ces entreprises vivent de travail à façon sur l'adaptation des logiciels libres, de contrats de maintenance et de formation.

Le succès initial des logiciels libres est dû à leur qualité technique bien plus qu'à leur gratuité de fait, car ils sont utilisés principalement par des professionnels exigeants. Il est également dû à la disponibilité du code source qui élimine les situations de dépendance vis-à-vis d'un éditeur omnipotent - et ceci est particulièrement manifeste dans l'usage croissant des logiciels libres en OEM, pour être intégrés dans d'autres produits. Leur qualité technique est la conséquence de cette indépendance, dans la mesure ou toute personne compétente peut contribuer à déboguer, améliorer, porter, diffuser le logiciel. Ce mode de développement informel se structure naturellement sous l'effet de la concurrence (technique) et de la liberté (reconnaisance du travail des meilleurs programmeurs et des meilleurs intégrateurs, libre accès à toutes les améliorations proposées minimisant la divergence entre versions concurrentes - à la différence des logiciels propriétaires, ...).

Mais ce mode de développement est-il pérenne ? De fait l'on constate que les logiciels libres s'intègrent de mieux en mieux dans le tissu industriel, et permettent d'y rétablir la libre concurrence qui y faisait de plus en plus défaut. De nombreux éditeurs d'applications ont pris acte de la légitimité industrielle de ces logiciels, et contribuent à leur succès en offrant des applications commerciales (propriétaires) qui les complètent, ou en les intégrant à leur offre. Des sociétés de service se créent pour assurer une maintenance contratuelle nécessaire aux utilisateurs professionels. D'autres sociétés fournissent un service de médiation, en évaluant et sélectionnant les logiciels les plus aptes à satisfaire les entreprises.

D'autre part, l'on constate que de plus en plus de sociétés industrielles majeures commencent à diffuser des logiciels libres significatifs (IBM, Netscape, Goodnoise, Consortium Tron). Les raisons sont variées : profiter de l'expertise et des améliorations apportées par la communauté sur des logiciels que l'on utilise sans vouloir les commercialiser, créer une dynamique sur un produit pour lequel on est le plus à même de fournir un service rémunérateur, ou garantir la pérennité de standards qui préservent la libre concurrence sur un marché ou en ouvrent de nouveaux. De fait, il semble que nombre de sociétés perçoivent maintenant la création (c'était déjà le cas pour l'utilisation) de logiciels libres comme une arme stratégique.

Le succès constaté de Linux n'est donc pas un phénomène de mode, mais plus probablement l'illustration d'une évolution majeure de l'économie du logiciel, qui rejoint certaines spéculations plus théoriques sur l'économie de l'immatériel en général.