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Interview du patron de Red Hat, distributeur du logiciel Linux.

De l'art de vendre du gratuit
Bob Young impose un nouveau modèle commercial.

Par FLORENT LATRIVE

Le mercredi 13 octobre 1999


 


 

«Avec Linux, comme avec n'importe quel système d'exploitation, vous aurez toujours besoin de quelqu'un pour vous aider. Nous vendons des services.»
Bob Young

 

Il n'a rien de concret à vendre, juste son image. Bob Young, patron de Red Hat, porte des chaussettes rouges et aime les montrer en soulevant le bas de son pantalon. Les chaussettes, «c'est pour me porter bonheur», dit-il. Et le chapeau de la même couleur dont l'entreprise tire son nom, c'est le couvre-chef favori de Marc Ewing, le cofondateur de l'entreprise.

L'entreprise distribue depuis 1994 le système d'exploitation (1) Linux, concurrent direct du Windows de Microsoft. A la différence du groupe de Bill Gates et de la plupart des éditeurs de logiciels, Red Hat cultive un paradoxe très symbolique de l'économie de l'Internet aujourd'hui: elle ne possède pas le produit qu'elle vend, puisque Linux est l'œuvre collective de centaines de programmeurs bénévoles dans le monde, motivés par la gloire, ou la seule envie de concevoir un logiciel performant. Ainsi, Linux, créé en 1991 par le finlandais Linus Torvalds, est disponible gratuitement. Et surtout, ce logiciel, symbole de «l'économie du don» typique du Net, est libre de droits: tout un chacun peut le copier, le modifier. Voire le revendre, comme le fait Red Hat.

Grâce à cette particularité, la firme n'emploie qu'un tiers de ses 200 employés à la technique. Contre plusieurs milliers de programmeurs chez Microsoft qui concoctent les versions successives de Windows, farouchement protégé par des batteries de brevets. Le modèle économique de Red Hat a séduit Intel, le numéro un du microprocesseur, et IBM, qui ont investi dans l'entreprise. Red Hat est en croissance exponentielle; elle a réalisé 7,2 millions de dollars de chiffre d'affaires lors de son premier semestre fiscal 1999, en hausse de 89 % par rapport à la même période de l'année précédente. Et, depuis son introduction en Bourse le 11 août, son action est devenue l'un des chouchous du Nasdaq, le marché américain des valeurs high-tech et étalon de la «nouvelle économie» dopée par les nouvelles technologies. Le logiciel, lui, connaît la même progression; en 1998, Linux occupait 17,2 % du marché des systèmes d'exploitation sur le secteur particulier des serveurs d'entreprise (ordinateurs centraux), contre 6,8 % en 1997. Interview de Bob Young, avec casquette rouge.

Pourquoi les gens achèteraient votre logiciel alors qu'il est disponible partout, et souvent gratuitement?
Regardez le ketchup: la recette est disponible et tout le monde peut en fabriquer dans sa cuisine. Alors, comment expliquer que Heinz ait pris 60 % du marché? Parce que les gens sont convaincus que Heinz produit un ketchup meilleur que les autres. Pour le consommateur américain, le ketchup, c'est Heinz et rien d'autre. Ce n'est pas le produit qui compte, c'est le marketing. A tel point que, même si la bouteille en verre est la pire invention du monde parce qu'on en renverse toujours la moitié sur la nappe, les clients préfèrent acheter le ketchup sous cette forme.

C'est que nous faisons: nous testons les versions de Linux disponibles gratuitement, nous ajoutons quelques fonctions de notre cru, nous le mettons dans une boîte en carton avec les mots «Red Hat» écrits dessus. Et nous le distribuons pour construire une grande marque connue. Si nous avions dû créer Linux de toutes pièces, ce modèle ne fonctionnerait pas.

Une marque ne suffit pas à gagner de l'argent. Et même lorsque vous vendez un exemplaire de Linux, l'acheteur a le droit de le copier. Alors comment faites-vous?
C'est l'avantage de Linux sur la sauce tomate. Quand le ketchup est avalé, il ne reste rien. Avec Linux, comme avec n'importe quel système d'exploitation complexe, vous aurez toujours besoin de quelqu'un pour vous aider. Il faut adapter le logiciel aux besoins de votre entreprise, former les utilisateurs, mettre en place des centres d'appels téléphoniques. C'est cela que l'on vend. Notre métier, ce n'est pas de vendre un logiciel, mais des services.

Linux n'appartient à personne. Mais vous distribuez plus de la moitié des exemplaires dans le monde. Ne serez-vous pas tenté de détourner l'esprit de Linux en brevetant en partie le logiciel?
Jamais! On donnerait l'avantage à Microsoft. Si Linux plaît, c'est parce qu'il peut être adapté aux besoins précis de l'entreprise, que l'acheteur peut regarder dedans, au contraire de Windows. Si notre entreprise a du succès, c'est parce qu'on remet en circulation toutes nos idées, toutes nos technologies. Ce n'est pas une idéologie naïve, c'est juste une nouvelle façon de vendre des logiciels. Et nous ne sommes pas les seuls. Regardez les grandes entreprises comme IBM: elles sont connues pour leurs produits, mais elles font de plus en plus de bénéfices sur les services, les conseils vendus à leurs clients. C'est là où se trouve l'argent aujourd'hui.

Pour se défendre des accusations de monopole proférées par le gouvernement américain, Microsoft se sert du succès de Linux, en disant «regardez, il y a de la concurrence». Qu'en pensez-vous?
C'est un mauvais argument, et l'existence de Linux ne change rien. La situation de quasi-monopole de Microsoft n'est pas illégale en soi; ce qui est illégal, c'est l'utilisation de cette situation pour réduire le choix des consommateurs. En l'occurrence, Microsoft s'est servi de sa part de marché pour forcer les revendeurs à ne proposer que ses produits. Avec Linux, c'est très différent: je ne peux pas forcer mes clients à acheter une copie, puisque c'est gratuit... A la rigueur, ils peuvent même m'acheter un exemplaire, et le copier 500 fois pour l'installer dans toute leur entreprise. En revanche, plus Linux est présent, plus je peux vendre de services.

A l'inverse de Microsoft, vous n'avez aucun contrôle sur le produit que vous vendez. Que feriez-vous si les programmeurs bénévoles de Linux cessaient de travailler tous ensemble, et que Linux explose en 12 versions différentes, incapables de communiquer entre elles?
Jusqu'en 1994, j'étais persuadé que Linux allait exploser. Comme tout le monde disposait des secrets de fabrication, je pensais que les programmeurs partiraient dans des directions différentes, et que plusieurs versions totalement incompatibles entre elles apparaîtraient, signant l'arrêt de mort de Linux. Mais on s'aperçoit que c'est l'inverse qui se produit: quand il y a plusieurs projets concurrents, ils finissent par se regrouper. En fait, quand un projet est meilleur, les programmeurs préfèrent le rejoindre, et y ajouter leurs propres idées, plutôt que de travailler dans leur coin et d'écrire de nouveau des choses qui existent déjà. J'appelle ça «la théorie du programmeur fainéant».

(1) Le système d'exploitation est le logiciel de base d'un ordinateur, celui qui joue les «chefs d'orchestre», commande tous les autres programmes.


 

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