Guerre des OS

Tribune de Roberto Di Cosmo qui réagit à la polémique sur les “documents Halloween”.

Décembre 1998

 
Roberto Di Cosmo, maître de conférences à l'École normale supérieure, est le co-auteur du livre Le Hold-up planétaire qui fustige les pratiques et la stratégie commerciale du groupe Microsoft.



Une fois de plus, on a eu l'occasion de constater que le jugement porté par Microsoft sur les logiciels libres en général et Linux en particulier, dépend très fortement du public à qui il est destiné.

S'il s'agit du public français, Marc Chardon, nouveau PDG de Microsoft France, nous avait fait part de ses conseils de prudence (sûrement désintéressés) vis-à-vis de Linux dans une lettre envoyée aux clients français de Microsoft. On pouvait y lire, parmi d'autres aménités, que « L'utilisation du logiciel libre relève cependant d'un choix philosophique plus qu'économique, et fait de la maîtrise du système d'exploitation une affaire de spécialistes chevronnés. Il apparaît que Linux ne répond pas aujourd'hui aux exigences de la plupart des entreprises, et encore moins du grand public. »

Le discours est différent lorsqu'il s'agit de plaider auprès du public contre les accusations de monopole : l'existence même de Linux serait, dit-on, la preuve que Microsoft n'a pas de monopole (article de News.com du 19/11/98).

Mais si le public se trouve être formé des décideurs de Microsoft, le discours change radicalement : dans le “Halloween document I”, un mémo interne de Microsoft reconnu authentique par l'entreprise, on peut lire ce passage bien plus lumineux sur Linux et le logiciel libre (OSS= Open Source Software) :

« Linux is a real, credible OS + Development process. Trusted in mission criticial environments. Linux has been deployed in mission critical, commercial environments with an excellent pool of public testimonials […] Linux outperforms many other UNIX's in most major performance category (networking, disk I/O, process ctx switch, etc.) [...] Linux's future strength against NT server (and other UNIXes) is fed by several key factors: Linux uses commodity PC hardware and, due to OS modularity, can be run on smaller systems than NT. Linux is frequently used for services such as DNS running on old 486's in back closets [...] Linux's (real and perceived) virtues over Windows NT include: Customization [...] Availability/Reliability [...] Scaleability/Performance [...] Interoperability [...] OSS poses a direct, short-term revenue and platform threat to Microsoft, particularly in server space. Additionally, the intrinsic parallelism and free idea exchange in OSS has benefits that are not replicable with our current licensing model and therefore present a long term developer mindshare threat. »

Jusque-la, on pourrait se limiter a sourire des déboires d'une entreprise qui voudrait parler de Linux quand cela lui convient mais qui ne voudrait pas que d'autres en parlent quand cela la gêne.

« Si on enlevait tous les logiciels libres il n'y aurait simplement plus de réseau »

En lisant ce même mémo on s'aperçoit aussi que cette entreprise a décidé de s'attaquer a l'une des forces du logiciel libre : la « grande utilité des protocoles de communications simples et facilement disponibles » (Halloween I). Et cela parce que, selon les termes mêmes du document, « Linux can win as long as services / protocols are commodities. » En effet, le logiciel libre est tellement lié au fonctionnement du réseau que si l'on enlevait tous les logiciels libres (comme Bind, Apache, Sendmail, Perl) et les standards ouverts (TCP/IP, SMTP, HTTP, NNTP etc.), il n'y aurait simplement plus de réseau.

Donc, comme l'avance le Halloween mémo, il faut « pervertir » les protocoles libres :

« OSS projects have been able to gain a foothold in many server applications because of the wide utility of highly commoditized, simple protocols. By extending these protocols and developing new protocols, we can deny OSS projects entry into the market [...] The effect of patents and copyright in combatting Linux remains to be investigated. »

Et pourtant, c'est grâce a cette libre disponibilité des protocoles de communication simples et aux formats de fichiers ouverts et documentés que l'Internet a connu son essor exceptionnel : ce qui est proposé dans ce document est donc une attaque en règle contre les bases mêmes de l'Internet, contre l'intérêt de tous les internautes, dans le seul et unique but de se libérer d'un compétiteur fastidieux. Si besoin est, à coups de brevets et d'avocats.

Et dans une réponse ouverte face à la publicité donnée à ce mémo, Microsoft essaye encore une fois de nous faire croire que tout cela n'est fait que pour le bien du consommateur :

« Q: The first document talked about extending standard protocols as a way to “deny OSS projects entry into the market”. What does this mean?

« A: To better serve customers, Microsoft needs to innovate above standard protocols. By innovating above the base protocol, we are able to deliver advanced functionality to users. An example of this is adding transactional support for DTC over HTTP. This would be a value-add and would in no way break the standard or undermine the concept of standards, of which Microsoft is a significant supporter. Yet it would allow us to solve a class of problems in value chain integration for our Web-based customers that are not solved by any public standard today. Microsoft recognizes that customers are not served by implementations that are different without adding value; we therefore support standards as the foundation on which further innovation can be based. »

S'il y avait encore des incrédules qui croyaient en la bonne fois de cette entreprise, ces documents et les réactions officielles, tous de Microsoft, devraient a mon humble avis suffire à les réveiller. Merci Microsoft, très sincèrement.

Roberto Di Cosmo



Lire aussi :
L'entretien à Libération d'Olivier Ezratty, directeur marketing de Microsoft France, qui réagit à la lecture du livre Le Hold-up planétaire.
Les “documents Halloween” à l'origine de la polémique.

Et sur ZDNet :
Le dossier Linux
Microsoft sous la menace de Linux (actualité du 11/11/98).
La lettre ouverte de Tim O'Reilly, président de la maison d'édition O'Reilly & Associates (actualité du 11/11/98).
Main basse sur Linux (actualité du 28/09/98)